Skyrim vs Morrowind
Sortis à neuf années de distance, il y a un élément majeur qui différencie ces deux jeux : le brouillard. Alors que l’univers nordique de Skyrim permet de voir le terrain jusqu’à l’horizon, le personnage de Morrowind est en permanence entouré d’un impénétrable brouillard dans lequel il ne distingue les bâtiments, créatures et reliefs qu’à quelques centaines de mètres au mieux.
L’effet sur le jeu n’est pas que cosmétique. Ce paysage étrange noyé dans le brouillard n’en est que plus mystérieux. Quand il voit apparaître pour la première fois une ville, bâtiment après bâtiment, le joueur est surpris, émerveillé, étonné par cet univers. Les développeurs en ont très bien joué car ce champ de vision limité permet de multiplier les accrocs de terrain, les suggestions de détours, autant de choses qui avec une vision claire seraient ignorés par le joueur.
J’avais moi-même fait le test : désactiver le brouillard sur Morrowind donne un jeu certainement plus impressionnant graphiquement mais aussi bien moins intéressant. On y perd le plaisir de la découverte d’une cache de contrebandiers au coin d’un gros rocher, voyant l’objectif le voyage devient plus rapide, plus direct, moins mystérieux.
Ce brouillard était une limitation technique en premier lieu. Le moteur graphique de Morrowind avait été prévu pour une vue d’en haut, avec une caméra placée à la première personne le champ de vision est bien trop vaste et sa profondeur doit être limitée par un effet de brouillard. Celui de Skyrim correspond davantage au jeu et permet l’affichage du terrain et des bâtiments principaux sur une bien plus grande distance. Dans Skyrim le joueur va même détecter automatiquement les sites intéressants, signalés sur sa boussole par les icônes apparaissant à proximité de sa position.
Le jeu est alors très différent. Le voyage y perd en mystère, la découverte se recentre sur le loot et les quêtes, le joueur peut planifier bien davantage ses explorations pour optimiser ces trajets. Ce jeu est aussi très très bon mais dans un registre différent.
Quel est le rapport ?
Dans Morrowind l’intérêt du jeu est l’exploration de l’univers, le personnage transparent n’y a de l’intérêt que dans la mesure où il s’y intègre de plus en plus, le joueur s’y immergeant pas après pas. Dans Skyrim l’accent est mis davantage sur l’augmentation de puissance, à travers l’univers évidemment mais centré sur l’augmentation des attributs du personnage (compétences, perks, or, rangs de guildes, etc.).
Les deux sont de très bons jeux, parmi les meilleurs de leur catégorie, mais ils jouent sur des registres d’expérience différents. L’un privilégie la narration d’un univers et l’autre la construction de puissance. L’un incite à la découverte pour acquérir de nouveaux pouvoirs et connaissances, l’autre à la maîtrise du système de jeu pour être en mesure d’avancer dans l’univers mis en scène par le jeu. La présence où pas de brouillard est à la fois partie (car il développe l’intérêt de l’exploration et limite l’optimisation de la progression) et marqueur visuel de ces deux façons de jouer.
Je pense qu’on peut projeter cette distinction sur les jeux de rôle et les jeux de plateau. Les premiers vont mettre en valeur l’exploration et la création d’univers mystérieux tandis que les seconds comptent avant tout sur l’envie de gagner en utilisant au mieux les informations tactiques données par le jeu. Un jeu de rôle gagne donc à utiliser le brouillard pour renforcer ses points forts, l’immersion et la création.
Le brouillard en jeu de rôle
L’exemple le plus simple de brouillard en jeu de rôle est la porte de donjon : le MJ sait ce qu’elle cache, les joueurs n’en ont aucune idée. C’est une façon simple de créer de la surprise. C’est aussi facilement une source de frustration si elle ne donne pas aux joueurs des points spécifiques sur lesquels développer leur imagination. Quelques symboles sur un mur, des restes d’aventuriers, une lumière étrange qui filtre par en-dessous sont autant d’éléments donnant à une banale porte en bois le caractère intrinsèquement mystérieux du brouillard. Ils permettent aux joueurs et à leurs personnages d’avancer des « Et si … ? » plutôt que d’attendre d’un air blasé de découvrir la crasse qui leur a été réservée par le MJ.
Un autre cas d’utilisation assez commun est la description ouvrant une nouvelle scène. Ce qui est décrit explicitement est là, tangible, utilisable immédiatement. Tout ce qui est envisageable mais non précisé dans la description est dans le brouillard. Pour découvrir un coin ce voile il peut être nécessaire selon le jeu de faire un jet, dépenser un point, obtenir la validation du MJ ou juste le mentionner à son tour de parole, en tout cas il faut que les joueurs y pensent. C’est hélas assez facile de se reposer sur les descriptions du MJ, ou pour celui-ci de restreindre ce que ses joueurs peuvent inventer en dehors du champ déjà décrit.
Dans les deux cas on voit bien que l’influence du MJ, en tant que grand manitou de l’univers de jeu, est centrale. Par ses descriptions et ses décisions il laisse ou pas une zone à explorer aux autres joueurs.
Sans système et sans pantalon…
Le système doit être là pour l’y aider. Une simple règle de résolution d’action ne le fait pas par exemple. Implicitement le contrôle et la responsabilité du MJ sur le contexte des actions des personnages reste total, conditionnant les actions possibles et limitant la découverte à ce que le MJ a préparé avant la partie. Ce n’est pas rédhibitoire mais le potentiel du jeu de rôle, et des rôlistes autour de la table, est alors sous-exploité. La partie n’en est que moins intense.
C’est bien pour ça que de plus en plus de systèmes encouragent le MJ à ne définir qu’une trame et des amorces que les joueurs pourront enrichir par des actions dédiées. C’est exactement ce que fait FATE avec l’action « prendre un avantage » : un nouvel aspect est révélé/ajouté à la scène. Cela marche très bien tant que le MJ n’est pas trop intrusif et que les joueurs ont des idées.
Apocalypse World propose une solution différente : le MJ n’apporte que des références générales (« On va faire du Mad Max avec des sorciers qui chevauchent des balais tunés ! ») mais va pousser les joueurs à décrire l’univers par petites touches successives en posant des questions sur la vie quotidienne de chaque personnage. Ici personne ne sait vraiment ce qui se cache dans le brouillard à la périphérie de la zone de jeu, tout le monde va le découvrir.
L’une et l’autre approche marchent plus ou moins bien suivant le groupe de joueurs et ce qui est recherché de la partie. L’important est que les joueurs sont en permanence à la lisière d’une découverte.
Un système comme celui d’Oltrée hybride les deux approches. Le MJ définit quelques endroits importants mais les joueurs décrivent ce qu’ils rencontrent sur chaque hexagone. Une fois la scène lancée le MJ contrôle strictement l’univers mais les joueurs peuvent ajouter des détails en fonction de leur résultat sur le dé de prouesse.
Connaissez-vous des systèmes qui proposent d’autres solutions ?